La composition des quatre ballades de Chopin s’échelonne sur une durée de douze années de 1830-31 à 1843.
Contrairement à l’hypothèse séduisante et toute romantique avancée par Schumann, il semble bien que Chopin n’ait jamais été directement inspiré par le contenu poétique des ballades de Mickiewick.
Ceci étant dit, Chopin a probablement été influencé par le style nouveau des poètes de son époque, en particulier celui de Mickiewick, émigré polonais comme lui.
Que cela se ressente à l‘écoute des ballades me semble indéniable, mais on ne peut s’avancer davantage, sans faire à coup sûr, fausse route.
Chopin n’était pas amateur de musique à programme, et il n’a d’ailleurs jamais confirmé les propos de Schumann.
Il serait donc étonnant qu’il ait cherché à raconter quoique ce soit d’extra musical dans ses quatre ballades.
Contrairement aux autres compositeurs de la génération 1806-1810, Berlioz, Mendelssohn et surtout Schumann , qui entendaient référer leurs œuvres à des programmes poétiques, Chopin croyait davantage à une approche musicale pure.
Il se savait capable d’exploiter sciemment cette faculté de la musique pour exprimer les sentiments les plus forts et les plus vivants, de conflit, de mélancolie et de drame, sans avoir recours à une quelconque situation littéraire.
Il se considérait plutôt comme l’élève spirituel de Bach, croyant à l’enrichissement de la musique, par l’intérieur et non de l’extérieur.
Ballade en sol mineur op 23
Commencée
à Vienne au printemps 1831 elle fut achevée à Paris en 1835. Liszt y voyait
une "Odyssée de l'âme de Chopin". Cette oeuvre était une de celles
que Chopin préférait. Schumann le confirme en 1836, quand il écrit à son
ancien professeur de contrepoint, après avoir rencontré Chopin.
" J'ai dans les mains, une récente ballade de Chopin en sol mineur, elle
me semble géniale et je le lui ai dit; après un silence Chopin m'a répondu;
" Cela me fait plaisir, car c'est aussi celle que je préfère".
La
ballade en sol mineur est un immense poème passionné, plein d'émotion et de mélancolie
douloureuse. Elle est partagée en trois parties inégales. La partie centrale
"Moderato" est l'essentiel de l’œuvre. Elle est encadrée par une
brève introduction "Lento" et une coda orageuse " Presto con
fuoco".
L'introduction, s'élève comme une plainte, puis retombe comme une valse avec
un rythme qui semble improvisé.
Une
cadence fugitive annonce le second thème, qui commence tout en douceur, puis
s'amplifie et s'anime progressivement. Il est suivi par un épisode de joie
fugace, précédant le moment intense des mesures qui vont suivre. De nouveau un
épisode divertissant, éblouissant de virtuosité, qui apporte un peu
d'apaisement dans la tension de l’œuvre. Le thème initial s'annonce une
dernière fois " sotto voce" dans un climat de passion pathétique, et
s'enchaîne "Presto con fuoco" avec la tumultueuse Coda. Une série de
gammes douloureuses et déchirantes traverse le clavier, pour retomber sur trois
accords plaintifs, et un rappel du premier thème.
Tout s'accélère, dans les dernières
mesures, et s'achève sur deux longs accords sonores. C'est pour moi, l'une des
oeuvres de Chopin qui le caractérise tout à fait, comme il en a écrit une de
cette trempe dans chaque genre libre,( par opposition aux sonates) préludes,
nocturnes, fantaisie-impromptu, études et polonaises, seules les valses et les
mazurkas n'atteignent pas cette mélancolie douloureuse.
La ballade en fa majeur op 38 fut également terminée en 1838 lors du voyage à Majorque. Elle était en projet depuis 1836.
La conception de cette nouvelle œuvre, repose sur l’opposition de deux trames musicales, la première calme et sereine, et la seconde terriblement énergique et dramatique.
Le début (andantino) nous offre un climat mélancolique dans un rythme gracieusement balancé, dans la tonalité agréable de fa majeur.
Pendant cette partie initiale de 46 mesures, Chopin utilise invariablement un rythme de berceuse, comme s’il cherchait peu à peu à nous endormir, jusqu’à ce que tout à coup, la seconde trame nous sorte de notre torpeur par un déluge de doubles croches.
Quelle violence dans ce «presto con fuoco», violence davantage encore mise en exergue, qu’elle fait suite à ces 46 mesures de «berceuse».
Octaves à la main gauche, doubles croches à la main droite, c’est une véritable tempête musicale, et un déluge de modulations qui s’enchaînent, (sol mineur, ré mineur, fa mineur etc...) toutes plus dramatiques les unes que les autres. Les phrases sont répétées plusieurs fois et la partie supérieure jouée en octave, ajoute encore à ce climat dramatique.
Enfin, des gammes vrombissantes à la main gauche, allant decrescendo, ramènent peu à peu le calme et finissent par s’apaiser.
Arrive alors, la réexposition du thème initial toujours en fa majeur, l’espace de quelques mesures, mais ce calme relatif est troublé par de nombreuses modulations, qui laisse percevoir une tension croissante.
A deux reprises, mesures 112-114 et mesures 137-140 on débouche sur des culminations «fortissimo» et la deuxième nous entraîne à nouveau dans un tourment orageux d’une extrême violence, (presto con fuoco). La musique devient plus dure, la main droite s’immobilise dans les aigus en doubles croches, tandis que la main gauche reprend en octave le thème du début avec l’énergie du désespoir, jusqu’à que la coda apparaisse, agitato et fortissimo.
C’est assurément le point culminant et la conclusion émotionnelle de l’œuvre, jusqu’à ce que brusquement survienne un silence saisissant en point d’orgue… pour terminer la ballade pianissimo sur le premier thème, ce qui aggrave s’il en était besoin le caractère tragique de l’œuvre.
Ballade n° 3
Ballade en la bémol majeur op 47
Cette œuvre se distingue des trois autres ballades par son coté «tranquille ». Pas d’effet terriblement tragique, et même la dernière gamme descendante n’explore pas les registres les plus graves du piano. Elle garde toutefois le caractère épique, propre au quatre ballade de Chopin.
Le premier thème est simple, calme et ample. Il est longuement exposé, repris et développé, comme pour nous annoncer la suite. La mélodie est exposée avec un délicatesse extrème, changeant de voix ou de registre toutes les deux ou trois mesures.
Ce thème semble nous dire : «Ce n’est que le début de l’histoire, attendez... ».
Après un court silence, un second thème apparaît énigmatique, et expressif.
Il est tout d’abord humoristique car le rythme est un peu "boiteux". Les motifs sont syncopés et continuellement interrompus par des silences. Le développement de ce thème reste en majeur ( fa majeur et ut majeur ) mais varie sans arrêts, donnant au morceau un caractère différent à chaque instant. Peu à peu le thème s'assombrit, et devient plus grave.
Après un intermède assez chantant, tout en doubles croches à la main droite, c’est le retour du thème "humoristique et boiteux" suivi de son développement dramatique. Survient un épisode assez court ou de grands traits ascendants à la main gauche nous amène à un passage qui n'est pas sans rappeler la deuxième ballade, lorsque la main droite se fixe dans les aigus en double croche, tandis que la main gauche reprend le thème en accords plaqués.
On s’achemine peu à peu vers le point d’orgue émotionnel de toute l’œuvre, avec reprise du thème principal en apothéose, immédiatement suivi de plusieurs descentes de gammes chromatiques qui tourne autour d’une seule note, en une multitude de tonalité différentes qui donne à cet instant de l’œuvre, un effet tout à fait dramatique.
Cette partie est saisissante et ne peut laisser personne insensible.
Peu à peu le chant devient plus grave, et s’assombrit, tout en augmentant de volume, jusqu’à aboutir à la reprise du thème en fanfare, avec de grands épanchements chopinesques, et une suite de traits et de trilles qui amène la dernière gamme descendante.
L’œuvre terminée, nous laisse pourtant comme un sentiment d’espoir.
Ballade n°4 en fa mineur
Pièce écrite à Nohant en 1842 (7 ans avant la mort de Chopin).
Expression d’une pleine maturité, cette œuvre est d’une incroyable richesse, que ce soit par l’incomparable beauté de chacun de ses thèmes, ou bien, comme pensait Alfred Cortot, à cause « d’une somptuosité harmonique, un raffinement d’écriture très significatif d’une nouvelle orientation du style de Chopin ». Mais aussi parce que l’inspiration de Chopin y est exceptionnelle et qu’on a rarement été plus loin dans la puissance expressive.
Les 7 mesures introductives en ut Majeur nous font entendre une mélodie très douce et juste un peu interrogative. Arrive alors le premier thème et nous sommes cette fois dans la tonalité fa mineur de la ballade. Malgré son calme apparent, on peut y ressentir déjà une passion contenue. Pourtant, cette mélodie presque murmurée est d’une grande tristesse quasi désabusée.
S’ouvre ensuite une courte parenthèse où les accords en octaves de la main gauche créent une atmosphère un peu plus grave et solennelle, contrastant avec le début.
Puis, la main droite reprend le développement de son thème qui grossit peu à peu et prend de plus en plus d’ampleur pour arriver à un passage où la passion contenue du début peut enfin partiellement se libérer. Partiellement seulement car déjà une dernière montée jusqu’aux notes les plus aigus du piano et c’est le retour au calme avec l’exposition du second thème. Avec sa tonalité Majeur (si b), ce thème n’est pas empreint de la nostalgie du premier. Il évoque plutôt l’idée d’un balancement créant une sorte de mouvement perpétuel dont on n’a pas envie de se libérer tant la mélodie paraît paisible .
La suite nous y arrache pourtant par un développement particulièrement brillant et vivant.
La reprise des quelques tendres mesures de l’introduction (cette fois en la Majeur) semble annoncer le retour imminent du 1er thème. Mais celui-ci se fait un peu attendre et désiré et quand il resurgit, c’est de façon bien surprenante : sorte de canon à 2 puis 3 voix, sautant d’une modulation à l’autre, d’abord ré mineur puis fa mineur et enfin la b mineur, le tout donnant à ce thème un aspect un peu angoissant et surtout déstabilisant. Mais cela ne dure que 10 mesures car enfin la mélodie reprend son énoncé normal, rassurant peut-être mais toujours mélancolique.
Suit une variation du thème avec une série de fantastiques ornementations, sorte de sublimation du sentiment amoureux qui est ici l’affirmation d’un érotisme plus ardent mais pas encore pleinement exprimé.
Retour du second thème. Si paisible lors de son 1er exposé, Chopin parvient à le métamorphoser radicalement avec l’arrivée progressive d’un grand et puissant crescendo. Passage bouleversant de passion parvenant enfin à plénitude sur cette envolée de gammes ponctuées par une série d’accords fortissimo.
Et là, nouvelle et dernière surprise : toute cette puissance aurait pu déboucher immédiatement sur la coda. Au lieu de cela, Chopin nous accorde un délicieux répit avec ses 5 accords tout en douceur.
Et cette fois c’est le dénouement de l’œuvre avec l’impressionnante coda, véritable déchaînement de triolets, accords de tierces chromatiques à la main droite, octaves à la main gauche : c’est une irrésistible vigueur qui conclue cette pièce commencée dans la plus grande tendresse.
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