et  le Coin du Musicien vous présentent:
Astor Piazzolla

 

Tango, que me veux-tu ?

Le tango est une pensée triste qui peut même se danser

Enrique Santos Discépolo (1901-1951), auteur de certains des plus beaux - et des plus tristes - tangos argentins, « Yira…yira » ; « Cambalache » ; « El Choclo »…

Né dans les bas-fonds de Buenos Aires vers 1880, le tango n’aurait jamais dû être autre chose que le divertissement d’un petit monde interlope. Mais le sort en a décidé autrement. Et très vite, au début du vingtième siècle, il s’évade des rives du Rio de la Plata,

salió del sórdido barrial buscando el cielo

« Il s’évada du bourbier à la recherche du ciel »,
El Choclo, tango d’Enrique Santos Discépolo

 

pour atteindre, d’abord dans le reste de l’Amérique latine, puis en Europe, une extraordinaire popularité à laquelle ses origines peu reluisantes ne semblaient pas le prédestiner, au point de devenir aussi universellement renommé que la valse dont son apparition annonce le déclin.

Fils bâtard de la habanera afro-cubaine et de la milonga argentine, le tango n’était d’abord que musique. Comme dans le flamenco, les exhibitions des danseurs donnaient parfois lieu à des commentaires improvisés qui, étant donné le milieu d’origine de cette danse et son caractère ouvertement érotique, ne reculaient pas devant l’obscénité.

Les premiers textes de tango vont donc essayer de recréer l’atmosphère des bordels des Corrales Viejos et de glorifier les personnages de ce monde louche : le compadrito sera le héros de cette nouvelle chanson de geste. C’est un marlou qui porte beau et n’hésite pas à manier le couteau :

Tango que he visto bailar  
contra un ocaso amarillo  
por quienes eran capaces  
de otro baile, el del cuchillo.
 
Tango que j’ai vu danser  
sur fond doré de crépuscule  
par des gens capables  
d’une autre danse, celle du couteau.  

Jorge Luis Borges

Et pour conter les exploits des compadritos, c’est naturellement l’argot de ce milieu auquel les auteurs vont faire appel. Le tango aura ainsi sa langue, le lunfardo, dialecte impossible à comprendre pour les non initiés. Les textes des tangos nous parlent de bacanas, de percantas et de pebetas, de cafishios et de chorros, de mangos et morlacos, mots jusque là ignorés du monde hispanique.

Respectivement : femmes entretenues ; femmes ; jeunes filles ; ruffians ; voleurs ; sous ; argent.

Puis avec le développement du tango, une nouvelle inspiration va se faire jour notamment dans les textes de Pascual Contursi, où apparaît une vision plus romantique des relations humaines. C’est la nostalgique complainte des amours perdues dont le modèle est la fameuse Cumparsita :

Si supieras que aún dentro de mi alma  
conservo aquel cariño  
que tuve para ti,  
quién sabe si supieras  
que nunca te he olvidado,  
volviendo a tu pasado,  
te acordarás de mí  

Si tu savais que dans mon âme,  
je conserve encore cette tendresse que j’avais pour toi,  
peut-être que si tu savais que je ne t’ai jamais oublié,
revenant sur ton passé,  
tu te souviendrais de moi

Pascual Contursi, « La cumparsita »

 

C’est ainsi que se fixe une autre composante du tango : la tristesse. Car rien de plus sombre et désespéré que la vision du monde que nous offrent les tangos, dont la plus poignante expression se trouve dans un texte de 1942 : « Cambalache », écrit par ce même Enrique Santos Discépolo qui a défini le tango comme

mezcal de rabia, de dolor, de fe, de ausencia,  
llorando en la inocencia de un ritmo juguetón.

Mélange de rage, de douleur, de foi, d’absence,  
pleurant sur l’innocence d’un rythme enjoué

Enrique Santos Discépolo,
 « El Choclo »  

Littérairement, c’est avec Jorge Luis Borges que le tango va acquérir ses lettres de noblesse. Chantre d’une Buenos Aires mythique et fervente, Borges, l’aveugle génial, ne pouvait manquer d’évoquer ces personnages des faubourgs populaires du sud de la ville, acteurs incontournables d’un folklore imaginaire que lui-même s’est efforcé de faire revivre par la magie des mots :

El tango crea un turbio  
pasado irreal que de algún modo es cierto,  
un recuerdo imposible de haber muerto  
peleando, en una esquina del suburbio.  

Le tango crée un trouble  
passé irréel qui, d’une certaine manière, est vrai,  
un souvenir impossible d’une mort lors d’une rixe, au coin d’une rue du faubourg.
Jorge Luis Borges  

 

Avec Astor Piazzolla, le tango va s’ouvrir à de nouveaux horizons et acquérir une nouvelle dimension qui en constitue à la fois l’apogée et peut-être le déclin, dans la mesure où en se stylisant, le tango, devenu forme musicale, perd son identité. L’originalité d’Astor Piazzolla, c’est d’avoir associé la tradition populaire argentine, mêlée d’influences du jazz, à la rigueur de l’écriture musicale classique.

Né à Mar del Plata en 1921, Astor Piazzolla grandit à New York où, à l’âge de neuf ans, il commença à apprendre le bandonéon, instrument traditionnel argentin qui était devenu l’accompagnateur emblématique des ensembles de tango. Très vite, il fut capable de jouer dans des orchestres, tout en composant ses premiers tangos. C’est ainsi que, dès l’âge de treize ans, il eut l’occasion de jouer dans l’orchestre qui accompagna le grand chanteur de tangos Carlos Gardel dans le film « El día que me quieras ». Film de John Reinhardt, 1935

 De retour en Argentine à l’âge de vingt ans, il compléta sa formation musicale en étudiant avec le compositeur Alberto Ginastera à Buenos Aires, avant de pouvoir, grâce à une bourse d’étude, venir en 1954 en Europe, où il étudia la composition avec Nadia Boulanger, puis la direction d’orchestre avec Herman Scherchen.

L’œuvre d’Astor Piazzolla va des compositions les plus fidèles aux schémas classiques (Symphonie Buenos Aires, qui lui valut le prix Fabián Sevitzky en 1954 ; Concerto pour violoncelle et orchestre, créé par Rostropovitch en 1981) aux musiques de variétés que Julien Clerc, Guy Marchand, Marie-Paul Belle ou Georges Moustaki ont incorporées à leur répertoire, en passant par les nombreuses musiques de film ou ses participations à des festivals de jazz. Comme pour Ennio Morricone, dont la renommée en tant que compositeur de musique de films a occulté l’œuvre symphonique, ce serait une erreur de ne voir en Astor Piazzolla qu’un compositeur de tangos : non seulement l’inspiration populaire argentine ne se limite pas chez lui à ce rythme qui, s’il a grandement contribué à sa célébrité, côtoie la milonga et la valse, mais il est permis de voir en lui un des plus grands compositeurs que l’Argentine a donné depuis Alberto Ginastera.

Terrassé par une congestion cérébrale lors d’une tournée en Europe en 1990, Astor Piazzolla s’est éteint à Buenos Aires en 1992.